À l’approche de l’été, alors que l’herbe se raréfie en plaine, une frénésie emporte le troupeau de brebis. Afin de produire du fourrage pour l’hiver, de nombreux éleveurs préservent leurs prairies en pratiquant la transhumance. Ils guident ainsi leurs animaux vers l’herbe fraîche des montagnes. En Ariège, le GAEC Aquo de Fanfan emmené par Gisèle, Aurélie et Alexandre continue de pratiquer cette tradition. Accompagnée de quelques amis, la joyeuse troupe parcourt chaque année la soixantaine de kilomètres qui sépare le hameau de Bagert de l’estive, au rythme du troupeau.
Il est 9 heures du matin quand la pluie finit par s’estomper. Les quelques éleveurs partent récupérer leurs brebis dans un champ en contrebas de la route. Les premiers bêlements du troupeau se font entendre et entraînent une euphorie chez les randonneurs qui se sont levés tôt pour accompagner la marche. Aurélie installe les cloches sur les plus belles brebis pendant que Gérard, dit « Moustache », et Jérémy tentent de les maintenir en place à l’avant pour mener le groupe. « Depuis leur marquage sur le dos il y a trois jours, elles sont intenables. », souligne Alexandre. « Elles comprennent rapidement que le départ en montagne est proche et commencent à s’impatienter. », ajoute-t-il.
Les « oueilles » rejoignent la route sinueuse qui les mènera jusqu’à leur première grosse destination du jour, la ville de Saint-Lizier. La famille et les amis des agriculteurs se répartissent de part et d’autre du troupeau. Gisèle, organisatrice de la transhumance, manoeuvre avec tact ce grand nuage blanc qui occupe le bitume, depuis l’arrière du troupeau. « Laissons-les avancer à leur rythme et manger à leur faim, cela ne sert à rien de les presser ». Il faut dire que ce chemin, Gisèle le connaît dans le moindre détail. Elle continue de perpétuer cette tradition en l’honneur de son mari, François Martes, dit « Fanfan », décédé en 2015. C’est lui qui a fondé son troupeau il y a quarante ans. Leur élevage s’appelle en Occitan, l’Aquo de Fanfan – Ça de Fanfan. Les brebis poursuivent leur lente marche et coupent parfois dans les champs pour éviter les routes goudronnées. Des nuages blancs se détachent sur ciel bleu clair. Manu, l’un des éleveurs, y verrait presque « un tableau de Magritte ».
En tête du troupeau, Aurélie, bébé sur le dos, et Alexandre donnent le tempo. J’en profite pour échanger avec les jeunes qui participent à cette marche festive et rencontre Calvin, étudiant en lycée agricole près de Nantes. Il a choisi d’effectuer son stage aux côtés de Gisèle et m’explique avec joie qu’il s’agit de sa toute première transhumance: «Par chez moi, les élevages ovins sont plus rares, il n’y a quasiment que des vaches ! » Affublé de bottes et porteur d’un léger accent breton, les éleveurs ariégeois ne manquent pas de le titiller, non sans humour.
Le troupeau atteint Saint-Lizier aux alentours des 14 heures. La chaleur commence à se faire ressentir et les brebis cherchent l’ombre. Un habitant du village cède un pré et sa vielle demeure aux transhumants pour passer la nuit. Tout ce joli monde pose son bâton contre le mur de la bâtisse et file se restaurer dans l’ancienne étable. Le lendemain matin, le troupeau s’élance en direction de Seix et traverse dans un premier temps Saint-Girons, « capitale » du Couserans. De nombreux habitants du village sortent de leurs maisons pour admirer le spectacle, admiratifs de ces belles bêtes que l’on a préparées pour la montagne. Les éleveurs veillent au grain pour ne pas que le troupeau se disperse.
Les brebis sont particulièrement gourmandes et profitent de chaque instant pour manger les fleurs des maisons qui bordent la route. Les deux border collie abattent un travail titanesque le long du troupeau, multipliant les aller-retour, guidés par la voix des bergers. Ce matin-là, tous les transhumants ont enfilé un gilet jaune ou orange. La route qu’emprunte le troupeau est ponctuée par des tunnels. Pour cela, une organisation stricte a été mise en place. Une voiture à l’avant du troupeau fait ralentir les voitures qui arrivent en face et les font se serrer en bord de route, tandis qu’une autre voiture, située à l’arrière du troupeau, éclaire la voie avec un phare surpuissant.
Munis de frontales, les enfants guident les brebis dans l’obscurité des tunnels. Les lumières qui virevoltent sur les parois offrent une ambiance particulièrement intrigante à la scène, l’homme et les brebis ne font qu’un. La route longe le Salat, rivière traversant le territoire ariégeois. Sur l’ordre de Gisèle, l’ensemble des transhumants se place entre le troupeau et le cours d’eau pour éviter que l’une d’elles ne chute. L’avancée des brebis est particulièrement belle à voir. Pendant qu’une partie avance à vive allure, une autre part manger les herbes du bord de route paisiblement. Et ainsi de suite. Jusqu’à arriver à Seix où les brebis se reposeront à côté du terrain de rugby local.
Le lendemain, une journée plus folklorique est organisée dans le village de Seix où les touristes se massent dans les rues pour admirer les différents troupeaux qui montent en estive. Brebis, chevaux et vaches se succèdent au rythme des chants pyrénéens et des danses traditionnelles. Les Transhumances sont un événement phare dans ces petites localités. Certains visiteurs ne les rateraient pour rien au monde.
Le quatrième et dernier jour peut commencer. Les brebis sont en pleine forme. Leur rythme s’accélère au fur et à mesure que les montagnes se rapprochent. À l’inverse, les suiveurs du troupeau commencent eux à fatiguer. La nuit de fête semble avoir laissé des traces. Qu’à cela ne tienne, les pentes d’herbe fraîche n’ont jamais été aussi proches, et les brebis le savent. Quelques bêtes d’un nouvel éleveur viennent se joindre au troupeau et feront les derniers kilomètres à pied. Elles jaillissent du camion et se fondent rapidement dans la masse. S’ensuit un copieux repas qui vient ponctuer ces quatre jours de transhumance dans une ambiance festive. Dans quelques heures, les deux bergers se retrouveront seuls en altitude, sur les hauteurs de Salau. Ils tenteront de veiller au mieux sur ce troupeau de plus de 800 têtes, en harmonie avec les montagnes qui les entourent. La saison d’estive peut enfin commencer !