En Normandie, l’hiver a son parfum, et il vient du large. C’est celui de la coquille Saint-Jacques qui rythme la vie des ports et rassemble toute une région autour d’un même goût. Le long de la côte, c’est un rendez-vous attendu, une effervescence qui anime les quais dès l’aube. Quand les chalutiers rentrent chargés de ce trésor des mers, les familles du coin, les chefs en quête de la pièce parfaite, et les curieux de passage se retrouvent pour la même raison. Parce qu’ici, la coquille Saint-Jacques nourrit les ventres autant que les cœurs. Parce qu’elle se cuisine de mille façons, et qu’elle raconte mieux que quiconque la générosité d’une région.
Il est 10 h à Port-en-Bessin. L’agitation monte sur les quais et les sourires se multiplient derrière les étals. Partout, les mains s’activent pour ouvrir les coquilles et en extraire la précieuse noix. La fête « Le Goût du Large », rendez-vous incontournable de la coquille Saint-Jacques, bat son plein : musique, effluves marines et conversations animées participent à l’ambiance chaleureuse qui règne ici. Mais pour comprendre pleinement cette ferveur, il faut remonter vingt-quatre heures en arrière : observer les pêcheurs débarquer leur cargaison, les mareyeurs préparer les commandes, les chefs peaufiner leurs recettes. Dans chaque geste, chaque regard, se lit l’amour pour ce produit qui fait rayonner la Normandie.




La perle du Port de pêche de Port-en-Bessin
Ce matin, à Port-en-Bessin, le port s’illumine sous un beau soleil. Quentin Yonnet, patron pêcheur, nous a donné rendez-vous à 8 h 30 pour assister à la débarque des coquilles. À cette heure-là, les quais sont silencieux : peu de bateaux ont obtenu une dérogation pour pêcher la veille des festivités. Quentin descend de son navire d’un pas assuré, bottes aux pieds, les yeux plissés par la concentration. Autour de lui, ses matelots enchaînent les gestes avec précision, comme dans une chorégraphie bien réglée : trier, charger, décrocher. « On n’a pas le droit à l’erreur », glisse Quentin tout en jetant un œil attentif aux caisses qui s’empilent. C’est une scène brute, vivante, où l’on sent tout de suite que la coquille Saint-Jacques n’est pas un simple produit de saison mais le cœur battant de cette côte normande.

La coquille Saint-Jacques porte une histoire profondément enracinée dans la région. On en retrouve des traces fossilisées dans les falaises des Vaches Noires, vieilles de plus de 150 000 ans. Cette longévité a nourri un imaginaire que le catholicisme n’a fait qu’amplifier. Depuis des siècles, la coquille est le symbole du pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle : les pèlerins la portaient autour du cou, tantôt comme preuve de leur voyage, tantôt comme assiette de fortune pour les repas ou comme écuelle pour recueillir eau ou aumône. Arnauld Manner, directeur de Normandie Fraîcheur Mer, le groupement qualité des marins-pêcheurs, criées et mareyeurs de Normandie, aime rappeler la légende selon laquelle Saint Jacques serait tombé à cheval dans les flots avant d’en ressortir couvert de coquilles scintillantes : « C’est un emblème très utilisé dans le catholicisme, on en voit partout, jusque dans la cité du Mont-Saint-Michel », raconte-t-il. Ce n’est pas un hasard si Botticelli lui-même a choisi une coquille pour porter sa Vénus : sa géométrie parfaite, sa symétrie et son ampleur ont toujours fasciné.
Mais si la coquille est devenue emblématique en Normandie, c’est aussi parce qu’elle y abonde. La région concentre en effet les deux tiers des coquillages pêchés en France. La Manche, alimentée par des milliers de rivières, brassée par les marées, est particulièrement riche en nutriments, offrant un terrain idéal. « Presque tous les coquillages que vous trouvez en France proviennent de ces fonds-là », souligne Arnauld. Sables grossiers, sables vaseux, sédiments… la coquille Saint-Jacques, enfouie de quelques millimètres, y grandit lentement, dessinant sur sa coquille des stries semblables aux cercles d’un arbre : « Chaque jour, elle produit un micro-millimètre de calcaire, explique Arnauld. En hiver, sa croissance ralentit. Ce sont ces stries qui nous permettent de lire son histoire. » À trois ans, elle atteint enfin la taille réglementaire de pêche : 11 cm minimum, la France protégeant strictement son développement.
Cette rigueur se retrouve dans la pêche elle-même. En Normandie, première région française en tonnage, la coquille est pêchée de manière artisanale, à bord de petits bateaux dont le gabarit tranche avec les géants britanniques. La saison s’étend du 1er octobre au 15 mai. Les pêcheurs sortent en mer quatre jours par semaine, suivant des horaires stricts et utilisant des dragues adaptées. Ces engins, munis de dents, soulèvent les coquilles enfouies dans le sable. « C’est un métier physique, très physique même, mais on sait pourquoi on se lève le matin. Quand je vois la qualité des produits que l’on ramène, on est fiers », confie Quentin. Ancien de la plaisance, il est devenu pêcheur à Port-en-Bessin pour retrouver du concret, de la liberté et un rythme de vie dicté par la mer plutôt que par des horaires fixes : « Je voulais sentir que ce que je fais a du sens, un métier franc, sincère », explique-t-il.
La pêche à la coquille en Normandie se distingue également par sa gestion exemplaire de la ressource. Chaque été, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) mène des campagnes scientifiques pour recenser juvéniles et adultes. En collaboration étroite avec les comités des pêches et Normandie Fraîcheur Mer, ces données servent à décider quelles zones ouvrir et quelles zones mettre en jachère. La baie de Seine est ainsi découpée en quatre secteurs qui, selon l’abondance des jeunes coquilles, peuvent être laissés au repos une année entière. Lorsqu’une zone est fermée, deux générations successives s’y développent, favorisant une densité élevée et une reproduction plus efficace. « Nous avons rapidement constaté les effets de la mise en place des jachères », partage Arnauld.
Cette politique volontariste a profondément transformé le territoire. Alors que les captures ne dépassaient autrefois pas 15 000 tonnes, les gisements atteignent aujourd’hui plus de 100 000 tonnes. Pourtant, seuls 25 000 à 30 000 tonnes sont réellement pêchées chaque année, preuve que les pêcheurs veillent eux-mêmes à protéger la ressource. Cette collaboration rare entre scientifiques, institutions et marins reflète également la qualité de la production normande. Ici, plus qu’ailleurs la coquille Saint-Jacques est une culture, une économie, un marqueur identitaire : « C’est un produit fédérateur, annonciateur des fêtes. Les gens y sont profondément attachés et il existe une véritable reconnaissance de ce savoir-faire », conclut Arnauld.
De la mer à la criée de Port-en-Bessin
De la mer à l’assiette, il n’y a parfois qu’un port, une criée et quelques mareyeurs pour relier le bateau aux tables. À Port-en-Bessin, lorsque les chalutiers rentrent chargés de coquilles Saint-Jacques, les premiers étals s’animent sur le marché aux poissons situé au bout du quai. Les coquilles, particulièrement charnues cette année, sont souvent déjà décortiquées, prêtes à être vendues aux restaurateurs et aux fins gourmets, jusqu’aux tables les plus raffinées de France, et même à l’étranger. C’est le moment, pour les professionnels comme pour les particuliers, de constituer leur stock d’hiver !
La veille de l’évènement Le Goût du Large, nous retrouvons Ingrid Cano dans son atelier Jeanne Mareyage, tout près du port. Son attachement aux produits de la mer remonte à son enfance : « Ma mère et mon beau-père étaient poissonniers à Paris. J’ai grandi entre les étals, mais après mes études, aucun autre métier ne m’attirait autant. J’ai donc demandé à mon beau-père de m’envoyer à plein temps à la poissonnerie… et je suis tombée amoureuse de ces produits. » Aujourd’hui, Ingrid est mareyeuse, un intermédiaire entre les pêcheurs et les marchés, les poissonneries et les restaurants. Elle connaît chaque bateau, chaque pêcheur, chaque lot de coquilles. Et surtout, elle aime mettre la main à la pâte : « Je ne peux pas rester assise pendant des heures, j’ai besoin de toucher les produits. C’est vivant, c’est sauvage, c’est ce qui me passionne », confie-t-elle, un sourire aux lèvres.

Dans l’atelier, l’équipe s’active à ouvrir plusieurs tonnes de coquilles pour le lendemain. Les gestes sont rapides, précis. Les noix sont séparées des bardes, les coquilles creuses triées pour les préparations à la béchamel, tandis que les bardes reviennent aux bulottiers. Rien ne se perd. Ingrid supervise chaque étape et explique : « Ici, tout doit être parfait, sinon le marché le remarque immédiatement. Nous sommes l’intermédiaire mais notre rôle est essentiel pour garantir la qualité finale. » À travers elle, on comprend l’importance du mareyeur : veiller à ce que la coquille arrive dans les meilleures conditions possibles, respecter le travail des pêcheurs et anticiper les attentes des clients.
Le lendemain, à la criée, le port est en effervescence. Pour Le Goût du Large, la criée est ouverte au public. « En direct du bateau, messieurs-dames ! Magnifique arrivage ! », s’exclame Isabelle Le François, armatrice du chalutier Thierisa, annonçant la vente des coquilles. À quelques pas de là, au marché aux poissons, Marie-Christine Lecornu, la doyenne, supervise les ventes : « Il faut connaître les clients et comprendre ce qu’ils attendent. Certains veulent des coquilles entières, d’autres déjà décortiquées. »
Ingrid rejoint à son tour les étals, guidant les clients et partageant son savoir-faire. Elle montre les coquilles, explique leur provenance et leur qualité, et prodigue des conseils de cuisson : « Je les aime nature, soit snackées à la poêle avec un peu de beurre et de fleur de sel, ou crues, simplement rincées », confie-t-elle. Les clients s’arrêtent devant les caisses, posent des questions, touchent les coquilles et échangent quelques mots avec elle. « Le métier de mareyeur, comme celui de poissonnier, c’est avant tout une passion, insiste-t-elle. On ne fait pas que vendre, on transmet un produit, une histoire, une culture. La coquille Saint-Jacques raconte la Normandie. »
Au stand voisin, nous croisons le chef Didier Robin, du restaurant gastronomique Le Botanique au Château La Chenevière, qui vient refaire son stock de coquilles. Avec son bras droit, Hugo Genty, ils vont nous montrer combien la coquille peut se cuisiner de mille façons.
Cuisinée à toutes les sauces au Château La Chenevière
Lorsque nous arrivons à La Chenevière, nous sommes saisis par le calme et la beauté de l’endroit. Le long de l’allée de tilleuls, les façades du manoir se dévoilent peu à peu, prises dans un écrin de verdure. « Beaucoup viennent ici pour la première fois en pensant découvrir un lieu figé, presque intimidant », sourit Élise Jougounoux, directrice d’exploitation du lieu. « Mais dès qu’ils franchissent la porte, ils comprennent qu’on est dans une maison vivante, accueillante, familiale. On veut que chacun s’y sente chez lui, que ce soit un voyageur de passage ou un habitant de Port-en-Bessin venu dîner. »
La Chenevière est une maison qui a traversé les âges. Des champs de chanvre du 17e siècle aux grandes heures de la famille Gosset au 19e, en passant par l’occupation allemande et la résistance d’Armand Lapierre, le domaine porte encore les traces de son histoire. « C’est un lieu qui raconte la Normandie, sa terre et ses renaissances », résume Élise. Lorsque les Dickers rachètent le domaine en 1988, séduits par la majesté des arbres et le potentiel du jardin, ils imaginent une maison à la fois prestigieuse et intime. Depuis, le parc à l’anglaise, les anciennes écuries transformées et le jardin nourricier n’ont jamais cessé d’évoluer. On sent que le château vit, respire, pousse. Et aujourd’hui encore, c’est ce jardin, devenu un véritable laboratoire de permaculture, qui nourrit l’esprit du restaurant gastronomique : Le Botaniste.


À l’intérieur, les odeurs de beurre noisette mêlées à celles de la coquille Saint-Jacques nous guident jusqu’à la cuisine. Didier Robin nous serre la main avec la force tranquille de ceux qui savent ce qu’ils font. Normand jusqu’au bout des doigts, fils d’agriculteurs de Villedieu-les-Poêles, il n’a jamais oublié la dureté du métier. « J’ai grandi au milieu des bêtes et des champs. Ce respect des producteurs, je l’ai depuis gamin », dit-il simplement. Vingt-cinq ans qu’il œuvre ici, passant de second à chef en 2003, fidèle aux marchés, aux fermes, aux femmes et hommes qui façonnent la Normandie.
À ses côtés, Hugo Genty, le bras droit, le complice. Hugo, c’est l’élan, la précision, l’œil toujours vif : « Avec Didier, on partage la même approche : le produit d’abord, toujours. Ici, rien ne sert d’en faire trop : la nature est suffisamment généreuse », glisse-t-il en ajustant une sauce, l’air de rien. Ensemble, ils forment un duo complémentaire : l’un lance une idée, l’autre affine, parfois c’est l’inverse. Dans leur cuisine, tout part du potager en permaculture que cultive Pierre Vandaële, deux hectares d’inspiration pure où poussent poireaux, capucines, courges, haricots Teggia, artichauts, fines herbes, fleurs comestibles… « Quand Pierre arrive avec une variété que l’on ne connaît pas, on réfléchit ensemble, on goûte, on imagine », raconte Hugo. Ici, ce sont les légumes qui donnent le tempo.
Et cette année encore, un produit emblématique de la région vient compléter cette musique végétale : la coquille Saint-Jacques. « La coquille, c’est un terrain de jeu infini », affirme Didier. Hugo approuve : « Chaque année, on redécouvre quelque chose. Une cuisson, une association, une texture… » Tartare aux capucines, meunière et livèche, pochée-fumée dans un bouillon clair, snackée juste pour la pointe caramélisée… Les associations fusent : topinambour, cèpe, pomme, sarrasin, girolles, panais.



Pour notre reportage, c’est Hugo qui se charge des démonstrations en cuisine. On le voit attraper une coquille, la sentir, l’examiner, puis imaginer l’accord qui fera ressortir toute la finesse de sa chair nacrée. On note, par exemple, le travail des bardes, préparées un peu à la manière des tripes à la mode de Caen : « Elles sont confites dans du cidre toute la nuit, avec des épices, de la carotte et du céleri. On appelle ça des tripous », détaille Hugo. Quelques minutes plus tard, il dispose des rondelles finement découpées de noix de Saint-Jacques pour un carpaccio : « Le plus important, c’est de rester juste, simple en apparence. Une Saint-Jacques bien préparée n’a presque besoin de rien », explique-t-il. On sent que le duo prend un vrai plaisir à imaginer ces recettes, à les partager, à les faire vivre. Et on se sent privilégié d’assister à ce spectacle.
Le lendemain, ce même duo reproduira la scène lors de la fête Le Goût du Large, animant un atelier de cuisine ouvert à tous. L’occasion pour petits et grands de découvrir, sentir, apprendre, et surtout goûter la Normandie telle qu’ils la racontent : généreuse, ancrée et vivante, à travers une cuisine qui respire le jardin, la mer et ce territoire qu’ils aiment profondément.
Le Goût du Large sonne finalement comme le point d’orgue de notre reportage à Port-en-Bessin. Ici, la coquille Saint-Jacques fédère, rassemble et se célèbre comme il se doit. Cette ferveur partagée par tous les habitants et visiteurs apparaît comme un hommage à celles et ceux qui, dans l’ombre, font rayonner ce produit : pêcheurs, mareyeurs, poissonniers, chefs… et qui nous ramènent chaque jour, sur terre, ce goût généreux venu du large.
Où manger ?
- Le Botaniste : à Port-en-Bessin, une table gastronomique où le chef Didier Robin et son bras droit Hugo Genty composent une cuisine locale, aux influences végétales et maritimes, guidée par les saisons et le lien intime qu’ils entretiennent avec les producteurs normands. Un menu est dédié à la coquille Saint-Jacques.
Comment venir ?
- En train : La Normandie est facilement accessible depuis Paris grâce aux lignes NOMAD Train. Comptez environ 2 h pour rejoindre Caen et 2 h 15 pour Bayeux. Les liaisons régionales permettent également de circuler entre les grandes villes normandes et certains ports de la côte. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site SNCF Connect et/ou NOMAD Train.
- À vélo : La Normandie se découvre à vélo notamment grâce à la Vélomaritime qui longe toute la côte depuis le Mont-Saint-Michel jusqu’à la Côte d’Albâtre. La véloroute traverse notamment le Calvados et ses ports de pêche comme Port-en-Bessin, Deauville ou encore Honfleur. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site France Vélo Tourisme.
- En voiture : La Normandie est desservie par un vaste réseau autoroutier et de voies rapides. Comptez environ 2 h 15 depuis Paris pour rejoindre Caen ou Rouen, 2 h 30 pour Bayeux et Port-en-Bessin. Pour planifier vos itinéraires, rendez-vous sur ViaMichelin ou Mappy.