Fromage emblématique de la Savoie, le Reblochon est régulièrement la vedette des tables hivernales. S’il reste par essence le fromage de l’incontournable tartiflette, il se déguste également nature tout au long de l’année, révélant des saveurs onctueuses et parfumées. Nous sommes allés le vérifier auprès de celles et ceux qui font perdurer la tradition du Reblochon au coeur des alpes françaises.
En ce jour de juin, un ciel orageux nous accompagne sur une route bordée d’épicéas, créant un décor à la fois mystérieux et envoûtant. Le massif des Aravis, berceau du Reblochon, se dévoile à l’horizon. C’est sur ces terres alpines, s’étendant de la majeure partie de la Haute-Savoie jusqu’au Val d’Arly (Savoie), que ce fromage au lait cru est produit depuis plusieurs siècles. Reconnu par une Appellation d’Origine Protégée (AOP), le Reblochon est intimement lié à son terroir. Un héritage préservé et une tradition partagée de génération en génération.
L’art du Reblochon à la GAEC de la Pierre du Saix au Grand-Bornand
L’origine du Reblochon remonte au 13e siècle dans les alpages des vallées de Thônes. À cette époque, les propriétaires des terres, souvent des moines ou des nobles, percevaient une redevance annuelle appelée droit d’ociège. Cette taxe était calculée en fonction du nombre de pots de lait produits en une journée par le troupeau, déterminant ainsi la quantité de beurre et de fromage que les paysans devaient fournir. Lors du contrôle, pour réduire la redevance, les fermiers pratiquaient alors une traite incomplète. Une fois le contrôleur parti, ils procédaient à une seconde traite, obtenant un lait moins abondant mais très riche en crème, idéal pour la fabrication du fromage. Cette astuce, appelée la « Rebloche », expression tirée du verbe patois « Reblocher » (pincer les pis de la vache une deuxième fois), a donné son nom au Reblochon.
Le Reblochon de Savoie est un fromage au lait cru. Il en existe deux variétés : le Reblochon fermier, produit manuellement par des producteurs fermiers après chaque traite avec le lait d’un seul troupeau, et le Reblochon laitier, fabriqué en laiterie ou en fruitière avec le lait de plusieurs exploitations. Pour les distinguer, une plaque de caséine est apposée sur chaque Reblochon : verte pour le Reblochon fermier et rouge pour le Reblochon laitier. « Il y a environ 120 producteurs de Reblochon fermier, souvent des familles qui se transmettent le savoir-faire de génération en génération. », explique Tristan Suize, producteur de Reblochon fermier à la GAEC de la Pierre du Saix. Lui et son frère Thomas ont repris l’exploitation de leur oncle Serge il y a six ans.
La vie des deux frangins, comme celle de tous les producteurs fermiers, est rythmée par la fabrication des fromages : toute l’année ils vont traire leur vache et transformer le lait en Reblochon fermier. L’été, leurs vaches montent en alpages afin de libérer les prairies de la vallée pour y faire le foin nécessaire aux troupeaux pendant l’hiver. Lors de notre arrivée au Grand-Bornand, à 1300 mètres d’altitude, Tristan, Thomas et leur oncle sont déjà affairés à la traite : « La traite se déroule deux fois par jour, tôt le matin et en fin d’après-midi, détaille Tristan, je m’occupe de la fabrication des fromages et mon frère prend soin du troupeau. » La pratique de l’alpage favorise la préservation des paysages et de la biodiversité tout en permettant aux vaches de profiter de la richesse botanique des prairies alpines : « La qualité du lait, et donc celle du Reblochon, est directement liée à cette alimentation naturelle et variée. On dit souvent que le Reblochon est excellent l’été car il révèle cette diversité aromatique. »
La singularité du Reblochon réside aussi dans son strict cahier des charges. Le lait utilisé doit provenir exclusivement de trois races de vaches : l’Abondance, la Montbéliarde et la Tarine : « Notre troupeau est principalement constitué de vaches Abondance, avec seulement deux Tarines pour le compléter, explique Tristan, ce sont deux races locales. » L’alimentation des vaches est naturelle et garantie sans OGM, composée d’herbe et de foin provenant de l’aire géographique de l’AOP.
Une fois la traite terminée, les vaches retournent dans les alpages tandis que Tristan s’attèle à la fabrication des Reblochons avec le lait encore chaud. Toutes les étapes de fabrication sont réalisées manuellement :
- L’Emprésurage – le décaillage : sous l’action de la présure, le lait coagule et forme un caillé qui sera découpé en petits grains.
- Le Moulage – le pressage et la pose de la pastille de caséine : les grains de caillé sont versés dans des moules puis pressés. On pose ensuite la pastille de caséine qui permet la traçabilité du fromage. Un poids recouvre chaque fromage afin de l’égoutter.
- Le salage – le séchoir – l’affinage : les Reblochons sont ensuite salés et placés sur des planches pour finir de s’égoutter. L’affinage dure minimum 15 jours en cave. « Nous les gardons huit jours en cave à la ferme avant de les livrer à notre affineur. »
Ces gestes sont reproduits deux fois par jour, 365 jours par an. « Il faut être passionné pour faire ce métier ! », dit Tristan en souriant. Un travail de qualité justement récompensé en 2022 par une médaille d’or au Concours Général Agricole dans la catégorie « Reblochon fermier ».
L’affinage en cave chez Paccard à Manigod
Sur les hauteurs de Manigod, au lieu-dit des Bréviaires, un chalet haut-savoyard se distingue parmi les centaines que compte le massif des Aravis. Il est l’antre des caves d’affinage Paccard, l’un des 11 affineurs de la filière Reblochon. Ici, la moitié du bâtiment est enterrée et aménagée en caves où, chaque année, 200 tonnes de Reblochon fermier sont affinées selon un savoir-faire traditionnel et familial. Eric Favre, ancien producteur fermier, nous accueille pour une visite qui éveille les sens.
« Ce bâtiment, c’est l’oeuvre de Joseph Paccard. », résume Éric. Depuis 1990, l’affineur Paccard a développé ses propres méthodes de travail, faisant évoluer la disposition et les conditions de ses caves, pour offrir un environnement idéal au développement des fromages. Température, humidité, aération… Ces facteurs jouent un rôle crucial dans la protection et la conservation des fromages : « Les agriculteurs nous apportent leurs Reblochons à huit jours, nous nous en occupons ensuite pendant 32 jours. », rappelle Éric en tapotant un Reblochon avec ses doigts (nldr : le cahier des charges de l’AOP Reblochon exige un affinage de 15 jours minimum). Chez Paccard, s’occuper des fromages signifie leur apporter un grand nombre de soins personnalisés : « C’est le fromage qui nous dicte ce dont il a besoin, précise le fromager, on peut le changer de hauteur, le mouiller avec de l’eau, de l’eau et du sel… On peut aussi le déplacer dans l’une des 3 autres caves de la maison. »
Parmi les petits trésors de la cave, les planches d’épicéa trônent en majesté : « Le bois qui accueille les fromages est coupé et travaillé en bonne lune, raconte Éric, il n’y a que trois semaines dans l’année où cela est possible, il faut que l’on soit en lune et sève descendantes, sinon ça ne marche pas. » L’affirmation n’a rien de folklorique, les caves ont collecté toute une littérature sur le sujet qui a notamment fait l’objet d’une très sérieuse thèse scientifique : « Nous avons ainsi prouvé ce qu’expérimentaient les anciens, à savoir que nos planches d’épicéa permettent notamment de lutter contre la listeria. », détaille-t-il.
Un bon affinage nécessite :
- La préparation de la cave d’affinage : l’environnement dans lequel va maturer le fromage est crucial. Cela nécessite de trouver les conditions optimales en terme de température, d’aération, d’humidité…
- Le retournement et le brossage : en fonction des fromages, une étape importante consiste à retourner les fromages régulièrement et parfois les brosser pour aider à favoriser le développement de la croûte, uniformiser l’affinage et évacuer l’excès d’humidité
- Le contrôle : l’environnement influençant fortement les arômes et la texture du fromage, une surveillance régulière et rigoureuse est indispensable dans le processus d’affinage.
- Les tests : afin de vérifier la conformité des fromages en terme de goût, texture , apparence, des tests sensoriels et dégustations sont organisées
Après une première période d’affinage de 14 jours, le Reblochon est emballé sur une fine rondelle d’épicéa, ce qui lui permet de poursuivre son affinage de manière naturelle, respectant ainsi la tradition savoyarde. Lorsque sa croûte devient jaune safranée, légèrement marbrée d’orange et de rose, et recouverte d’une fine « mousse » blanche, il est prêt à être dégusté !
Passage en cuisine avec le chef Benoît Vidal à Annecy
Bien que le Reblochon soit souvent associé aux plaisirs réconfortants de l’hiver, il mérite amplement sa place sur les plateaux de fromages tout au long de l’année, et particulièrement en été. C’est à cette saison qu’il révèle tous les arômes des fleurs que les vaches ont brouté dans les alpages. À la découpe, le Reblochon présente une pâte onctueuse et souple de couleur ivoire. Pour une dégustation optimale, il convient d’abord de le humer, puis d’en savourer une bouchée, et, selon vos goûts et vos envies, de l’accompagner d’un vin de Savoie (Apremont, Roussette de Savoie) ou d’une bière de qualité.
Le Reblochon trouve également sa place dans les menus des grands chefs, qui le subliment avec créativité et raffinement. Nous en avons fait l’expérience auprès du chef doublement étoilé Benoît Vidal, à Annecy.
Le chef catalan, au parcours tumultueux, s’est récemment installé au pied des Avaris, entre lac et montagnes, loin de l’agitation urbaine. Il trouve ici l’inspiration pour développer une cuisine sensible, poétique et enracinée : « Je revendique un côté Peter Pan. J’aime faire ce lien entre l’Homme et la nature, transformer la matière en émotion et laisser libre cours à mon imagination. », explique-t-il. Le chef n’en a d’ailleurs pas manqué lorsqu’il nous a proposé deux recettes pour sublimer le Reblochon :
- Risotto asperges & céleri au Reblochon de Savoie & noisettes
- Gaufre de Reblochon, aussi appelée « Boulochon »
Un régal pour les yeux et les papilles que nous ne pouvions garder pour nous seuls. Benoît nous a donc généreusement partagé la recette des « Boulochons ». Que ce soit en hiver ou en été, nature, en tartiflette ou en recette élaborée, le Reblochon se dévore définitivement sous toutes ses formes et en toutes saisons !