Il est 8h00. Nous prenons la route sous les premières lueurs du soleil, qui ne nous quittera pas de la journée, pour rejoindre La Courbe. C’est dans ce village de Normandie, qui tire son nom des méandres du fleuve Orne dans son cheminement vers la mer, que Pierre-Édouard nous a donné rendez-vous.
Il y a quelques années, le normand a troqué un poste de directeur de cabinet à la mairie de Paris pour un retour à la ferme familiale, sur ses terres natales. Un besoin d’enracinement comme une suite logique de l’histoire familiale qui a débuté en 1898 dans la vallée de la Suisse normande. Un retour aux sources, aussi, proche de la nature et de ces paysages façonnés par les rivières que Pierre-Édouard a arpenté et exploré dans les moindres détails durant son adolescence. Droit dans ses bottes, le jeune agriculteur jongle aujourd’hui entre ses multiples activités : éleveur, cueilleur et producteur de cidre et de poiré.
Le champ des possibles
Le métier d’agriculture demande un certain sens de l’organisation, d’autant plus lorsque l’on cumule les activités : « Ce que j’aime dans mon métier, c’est qu’aucune journée ne se ressemble. », affirme Pierre-Édouard après nous avoir listé le programme du jour. La matinée débute auprès de ses Normandes, acquises récemment et reconnaissables à leurs lunettes tachetées marron. L’élevage est la nouvelle corde que Pierre-Édouard a ajouté à son arc il y a quelques mois. Il dispose d’un troupeau à taille humaine composé de douze boeufs et deux génisses qu’il aime bichonner et appeler par leur nom : « Voici Rasta, et Rockett est là-bas ». Les animaux de l’exploitation portent généralement le nom d’oeuvres artistiques que l’éleveur apprécie. Le chat de la ferme, Slim Shady, en référence à la chanson d’Eminem, n’échappe pas à cette règle.
La race normande est une race rustique et locale dont la viande est reconnue pour sa saveur et son persillé.
Pierre-Édouard ROBINE, Agriculteur
Les présentations faites et le troupeau nourri, Pierre-Édouard s’attaque au paillage de l’étable avec de la paille « faite maison ». Tandis qu’il manie sa fourche avec agilité, il nous explique avoir choisi des boeufs plutôt que des vaches laitières par souci de temps : « Une fois nourris et câlinés, les boeufs sont plutôt autonomes. », mais aussi par singularité : « La race normande est une race rustique et locale dont la viande est reconnue pour sa saveur et son persillé. » Une forme de pragmatisme qui n’enlève en rien sa volonté de faire bien et faire mieux, dans la lignée de son père, Jacques, qui a converti la ferme familiale en agriculture biologique dans les années 80.
Au fur et à mesure de nos échanges, nous ressentons l’attachement de Pierre-Édouard au vivant. Un amour de la nature qui l’a mené vers des études supérieures en environnement. Durant son cursus, il apprend des notions de botanique qui lui servent aujourd’hui à identifier les plantes sauvages. C’est son ami Jean-Baptiste Anfosso, maraîcher en permaculture, qui l’a sensibilisé à la cueillette. Une activité qui rythme désormais ses journées du printemps à l’automne.
On imagine le cueilleur comme quelqu’un qui se balade en forêt avec sa serpette et son panier, mes journées n’ont rien à voir avec cela.
Pierre-Édouard ROBINE, AGriculteur
Ce jour de février, les rayons du soleil dévoilent une nature déjà fertile. Pierre-Édouard nous conduit dans les prairies et les sous-bois qui entourent l’exploitation. « Faites attention où vous mettez les pieds ! », s’exclame-t-il. À nos bottes, un parterre de plantes comestibles dont la fameuse Ail des ours qui annonce le lancement de la nouvelle saison de cueillette. Il ne faut pas croire qu’il s’agit là d’une flânerie poétique, la cueillette est un métier qui demande patience, observation et précision : « On imagine le cueilleur comme quelqu’un qui se balade en forêt avec sa serpette et son panier, mes journées n’ont rien à voir avec cela. » Car il faut souvent se lever tôt et se coucher tard pour traquer ces trésors de la nature : Oxalis, Reines des prés, Consoudes ou encore Oseilles sauvages. « Ça, c’est la Cardamine ! », nous dit le cueilleur en nous tendant la petite plante de la famille des Crucifères, « En bouche, elle dégage une saveur piquante de moutarde ». Ces trouvailles seront triées, parfois séchées, et rangées proprement dans de petites barquettes en carton avant d’être expédiées à des chefs renommés comme Bruno Verjus, David Toutain ou encore Atsushi Tanaka. C’est d’ailleurs ce dernier qui a encouragé Pierre-Édouard à se lancer : « Il a été un soutien précieux à mes débuts. » Un réseau qu’il continue d’entretenir en allant régulièrement à Paris pour déguster le fruit de son travail sublimé par l’intuition et la créativité des chefs.
Quand le normand n’est pas occupé à arpenter les sentiers à la recherche de plantes et fleurs sauvages, il s’adonne à une autre passion : la production de cidre et de poiré.
Faire du moderne avec de l’ancien
Une journée avec Pierre-Édouard, c’est un voyage dans le temps mais toujours avec un pied dans le présent, y compris dans le style vestimentaire : des bottes Le Chameau, un jean et une chemise. Un agriculteur moderne, en somme, qui respecte les pratiques ancestrales de son métier. En 2017, Pierre-Édouard récupère un pressoir traditionnel laissé à l’abandon depuis la tempête qui décima de nombreux vergers normands en 1999. Il installe le vieil instrument dans la ferme d’un ami, et la magie opère : « Je broie les poires ou les pommes dans un grugeoir puis les presse en alternant couches de paille et couches de marc. Le jus issu de cette presse est ensuite réceptionné dans une fosse en granite, le beillon, avant d’être mis en fermentation en cuve. », explique-t-il. Le tout, sans ajout de gaz, une rareté dans le milieu des cidres et des poirés.
J’aime travailler en micro cuvée. Cela me permet d’expérimenter et d’être en phase avec ma capacité de production. Cela confère aussi un caractère exclusif à mes productions.
Pierre-Édouard ROBINE, AGriculteur
Il met en bouteille sa première micro cuvée baptisée « San » (poiré), un clin d’oeil à l’artiste Orelsan dont l’album « La fête est finie » a accompagné chaque étape de fabrication. Suivront « Levitate » (poiré – 200 ex), en hommage à Kendrick Lamar ou encore Intergalatic (cidre – 300 ex), en hommage aux Beastie Boys. « J’aime travailler en micro cuvée. Cela me permet d’expérimenter et d’être en phase avec ma capacité de production. Cela confère aussi un caractère exclusif à mes productions ». Le producteur normand ne perd pas le nord et a peaufiné son business lors d’un voyage auprès de producteurs de cidre américains.
La journée se termine sur une démonstration de dégorgement, une méthode champenoise qui permet de régulariser la prise de mousse et l’évolution des matières en bouteille. L’occasion pour Pierre-Édouard de rappeler à quel point l’environnement et la météo jouent un rôle sur le produit : « La pression atmosphérique extérieure se ressent dans les bouteilles, j’évite de les toucher lorsque le climat n’est pas favorable. » Un usage parmi tant d’autres qu’il a appris à maîtriser avec le temps : « ici, j’ai enfin l’impression de faire quelque chose de mes mains. », conclut-il.
Nous quittons le village de La Courbe en pensant à la métaphore de Candide que Pierre-Édouard a su faire sienne : « il faut cultiver notre jardin ». La nature est décidément bien faite et il suffit d’ouvrir les yeux pour en apprécier toutes ses richesses.