Dans une boîte en bois d’épicéa se cache un trésor de l’hiver : le Mont d’Or. Ce fromage de vache au lait cru, ceinturé d’une sangle, concentre les saveurs des montagnes jurassiennes. Produit dans le Haut-Doubs, à plus de 700 mètres d’altitude, il se déguste exclusivement du mois de septembre au mois de mai. Qu’il soit servi chaud, doré et fondant au four, ou froid, simplement tartiné sur une tranche de pain, il invite à découvrir, à chaque bouchée, la richesse d’un terroir et l’excellence d’un savoir-faire.
Pour percer les secrets du « Vacherin du Haut-Doubs », il faut d’abord s’aventurer dans un territoire dominé par la montagne qui a inspiré le nom de ce fromage emblématique : le Mont d’Or. Culminant à 1 463 mètres d’altitude, surnommé le « plus beau balcon du Doubs », il surplombe les vallées et les forêts environnantes. C’est au cœur de cette nature préservée, entre les innombrables épicéas et les prairies verdoyantes, que l’histoire du Mont d’Or s’écrit depuis plusieurs siècles. Du producteur de lait au fromager, en passant par l’indispensable sanglier, chaque savoir-faire, chaque geste contribuent à faire perdurer cette tradition jurassienne.
Sur les traces d’un sanglier dans la forêt d’Arc-sous-Cicon
Dans les lueurs matinales d’une forêt proche du village d’Arc-sous-Cicon, dans le Doubs, Kévin Dornier s’active. La plumette en main – une raclette métallique montée sur un manche de bois –, il retire avec soin l’écorce rugueuse d’un épicéa. Derrière lui, des troncs nus se dressent, prêts pour la prochaine étape de ce travail aussi ancien que minutieux. « Il y a une fine couche entre l’écorce et le bois dur qui s’appelle le liber, explique-t-il en désignant une bande souple et claire. C’est elle qui deviendra les sangles du Mont d’Or. Tout est dans la précision : si je vais trop profond, c’est foutu. »
Kévin fait partie des derniers sangliers encore en activité en France. Un savoir-faire atypique dont les premières traces remontent à 1799, dans une lettre adressée à Antoine Parmentier évoquant le « fromage de boëtte », déjà cerclé de bois. On raconte qu’autrefois, les bûcherons devenaient bergers l’été, veillant sur les troupeaux au Mont d’Or. L’hiver venu, la neige les ramenait dans les fermes, où ils transformaient le lait en fromage. Avec le bois d’épicéa à portée de main, ils auraient commencé à l’utiliser pour cercler leurs fromages, leur offrant ainsi ce parfum boisé si caractéristique des forêts du Jura.
Les journées de Kévin commencent à l’aube, dans le silence de la forêt. « Mon grand-père était bûcheron, tout comme mon père. Après une expérience en cuisine, c’est finalement en forêt que j’ai trouvé mon équilibre, ma liberté. », sourit le sanglier, les mains rugueuses tachées de résine. Les gestes sont précis, presque chorégraphiés pour arriver à découper des bandes régulières de quelques millimètres d’épaisseur dans le liber, à l’aide d’un outil artisanal en forme de cuillère. « Certains jours, je fais plus d’un kilomètre de sangles. Mais ce n’est pas qu’une question de quantité. Chaque arbre est différent et chaque sangle doit être parfaite. », ajoute-t-il en déroulant une lanière d’épicéa fraîchement prélevée.
Une fois les sangles extraites, elles sont transportées dans son atelier où elles sont calibrées avec soin puis séchées. Chaque sangle est taillée sur mesure pour s’adapter aux différents formats de Mont d’Or, du petit fromage pour deux personnes au grand modèle de deux kilos : « La largeur, c’est toujours 33 millimètres, mais la longueur varie selon la commande. Rien n’est laissé au hasard, la sangle est un élément distinctif du Mont d’Or. », précise Kévin. Protégée par une AOC depuis 1981 et une AOP depuis 1996, la fabrication du Mont d’Or répond à un cahier des charges strict, incluant des critères sur la sangle elle-même.
Essentielle à la fabrication du Mont d’Or, l’activité de sanglier est désormais menacée par les dangers qui pèsent sur les forêts jurassiennes : « Les scolytes, ces insectes qui tuent les épicéas, font des ravages depuis quelques années. Si cela continue, il n’y aura plus d’arbres pour les sangles. » Malgré ces difficultés, Kévin reste profondément attaché à son métier : « C’est physique, c’est solitaire, et ce n’est pas toujours facile, mais c’est un savoir-faire unique. On ne peut pas industrialiser cela. Entre la qualité du bois, les nœuds, et l’épaisseur du liber, il faut le coup d’œil et le coup de main. », explique-t-il.
Rares sont ceux qui mesurent le travail minutieux derrière cette fine sangle de bois qui ceinture chaque Mont d’Or. Et combien savent que ce fromage est aussi une histoire de bon lait ?
Pour l’amour du lait à Jougne
Le soleil se couche sur les prairies de Jougne, sur les hauteurs de Métabief, lorsque Raphaël, un sourire en coin, descend ses vaches montbéliardes du pré vers la ferme. Sur ses épaules, son fils s’accroche, les yeux écarquillés devant ce rituel familial qui se répète depuis des générations. « Allez les vaches ! », s’exclame-t-il en imitant son père. La GAEC de la Fougère, fondée en 1974 par Jean-Luc, le père de Raphaël, fait partie des 400 producteurs laitiers de la filière Mont d’Or. « Ici, on fait du lait pour le Mont d’Or, mais pas que. On produit aussi pour le Comté et le Morbier. », explique Aline, qui gère l’exploitation avec Raphaël.
Le Mont d’Or, ou Vacherin du Haut-Doubs, tient son nom des « vachers », ces paysans d’antan qui élevaient leurs troupeaux sur les hauteurs du massif jurassien. Lorsque l’hiver approchait et que les grandes meules de Comté devenaient impossibles à produire faute de lait en quantité suffisante, ils se tournaient vers un fromage plus modeste mais tout aussi savoureux. « Ce fromage, c’était pour eux, pour passer l’hiver. Mais aujourd’hui, c’est un symbole de partage, à table, entre amis ou en famille. », raconte Aline.
La deuxième traite du jour débute, dans le calme régulier des gestes répétés. Les Montbéliardes – l’une des deux races autorisées pour le Mont d’Or avec la Simmental – sont bichonnées. « On dit souvent que le lait reflète l’herbe qu’elles mangent. Ici, les prairies sont riches et chaque vache dispose d’un hectare minimum. », explique Raphaël. En hiver, les vaches se nourrissent de foin et de regain, la seconde coupe de foin, soigneusement séché l’été précédent.
Ce lien intime entre le terroir et le fromage est au cœur de l’AOP Mont d’Or, qui garantit que toutes les étapes, de la production du lait à l’affinage, se déroulent dans cette zone à plus de 700 mètres d’altitude. « Le cahier des charges de l’AOP Mont d’Or nous impose un certain nombre de règles : pas de fourrage fermenté, pas de lait stocké plus de 24 heures ou encore une quantité de céréales complémentaires limitée. », précise Raphaël.
En observant Jean-Luc, le patriarche, qui aide encore à la ferme malgré les années, on sent le poids et la fierté d’une histoire familiale. « Mon père a monté cette exploitation avec mon oncle. Il tenait à nous la transmettre dans les meilleures conditions, pour que cet héritage perdure. », confie Raphaël, le regard tourné vers son fils qui joue à imiter les gestes de la traite. À partir du 15 août et maximum jusqu’au 15 mars, le lait est collecté quotidiennement par les fromageries, où il est ensuite soigneusement transformé en Mont d’Or selon une méthode traditionnelle.
De l’or dans les mains à Métabief
Quelques kilomètres plus bas, à Métabief, la famille Sancey-Richard perpétue un savoir-faire artisanal depuis 1961. Chaque matin, bien avant l’aube, Eddie Sancey-Richard et son équipe se mettent à l’œuvre pour fabriquer l’un des fromages emblématiques du Doubs. « Le Mont d’Or est un fromage qui demande de la patience et de la précision, chaque étape est importante. », explique Eddie, le regard concentré, observant les cuves dans lesquelles le lait cru est chauffé à 39°C.
Pour la fabrication du Mont d’Or, le cahier des charges exige que le lait ne soit ni pasteurisé, ni thermisé, ce qui garantit toute la richesse de ses arômes. « On utilise trois cuves demi-cylindriques, chaque cuve peut contenir 1 200 litres de lait. Il suffit d’ajouter des ferments, de la présure et du sel, rien de plus. Après, c’est le savoir-faire qui fait la différence. », précise Eddie. Au bout de quelques minutes, la magie opère : le lait se transforme en caillé, tombant par gravité dans des moules cylindriques. « Ce caillé doit être découpé et brassé avec soin pour obtenir la bonne taille de grains. Cela permet d’avoir la texture parfaite pour le fromage. », raconte Cyril, l’un des fromagers, en maniant le « tranche-caillé » avec une parfaite aisance.
Le caillé est ensuite versé dans des moules cylindriques puis mis sous presse. Puis, les Mont d’Or sont démoulés et sanglés manuellement. Une fois sanglé, les fromages entament leur affinage, d’une durée minimum de 21 jours. Pendant cette période, ils sont retournés et frottés tous les jours avec de l’eau salée pour développer leur crémeux et leur arôme unique. À partir du 19ème jour d’affinages, les Mont d’Or peuvent alors être emboîtés : « Les boîtes sont légèrement plus petites que le fromage. Elles permettent la formation de ces plis caractéristiques sur le dessus qui évoquent le relief du Haut-Doubs. », souligne Eddie.
C’est dans ce respect des traditions et de la qualité que la Fromagerie du Mont-d’Or Sancey-Richard a su se faire une place parmi les dix fromageries de l’AOP Mont d’Or. Avec son épouse Elodie, qu’il a rencontrée à l’école des fromagers, Eddie a repris l’héritage familial en 2019. Aujourd’hui, ils perpétuent un savoir-faire transmis de génération en génération, soutenus par les connaissances de son père Eric et de son oncle Patrick. « On ne laisse rien au hasard. La qualité est notre priorité. Et cette qualité, on la doit à notre histoire, à nos racines. Chaque Mont d’Or que l’on produit est un hommage à tout ce qui a été fait avant nous. », conclut Eddie.
Partager une boîte chaude à Hauterive-la-Fresse
À 1110 mètres d’altitude, sur la crête du Jura franco-suisse, le hameau de Hauterive offre un décor paisible. C’est ici que Christiane Colin nous ouvre les portes de sa maison d’hôtes Chez les Colin. Dans cette ferme franc-comtoise, où les vieux meubles côtoient les senteurs de cire et de sapin, l’accueil est chaleureux à l’image de chaque pièce de la maison.
La réputation culinaire de Christiane nous avait précédés, et dès notre arrivée, la promesse est tenue. La cuisine embaume déjà des parfums réconfortants : dans un vieux poêle, un Mont d’Or cuit lentement dans sa boîte d’épicéa, accompagné d’une saucisse de Morteau et de pommes de terre. « C’est un fromage qui appelle au partage. », confie Christiane avec un sourire, tout en surveillant la cuisson. Et elle a raison : autour de la table, dans la chaleur du feu, le repas devient un prétexte à échanger les souvenirs d’une journée passionnante.
Quand le Mont d’Or sort enfin du four, il est doré, fondant… irrésistible. On plonge alors une cuillère dans ce trésor crémeux, que l’on dépose sur une pomme de terre fumante. La saucisse de Morteau, mijotée avec soin, ajoute une touche fumée qui complète à merveille la richesse du fromage. Chaque bouchée est un véritable moment de plaisir qui raconte un terroir, celui des montagnes jurassiennes.
Mais le Mont d’Or ne se limite pas à la boîte chaude. Christiane nous rappelle qu’il se savoure aussi froid, simplement tartiné sur une tranche de pain. « Avec une bonne confiture maison, c’est surprenant et délicieux. », glisse-t-elle. Des associations aussi classiques qu’originales, toujours pleines de saveurs, à déguster jusqu’au 10 mai !