À Viscomtat, dans le bassin de Thiers, berceau historique de la coutellerie française, le temps passe, mais les gestes demeurent. Depuis plus d’un siècle, la maison Jean Dubost assemble, aiguise et polie des couteaux devenus des emblèmes du savoir-faire français. Chaque pièce porte en elle la précision de gestes transmis de génération en génération. Ici, pas d’effets de manche : simplement l’amour du beau, du durable, du vrai.
Il faut prendre un peu de hauteur pour atteindre Viscomtat, village perché au cœur du Puy-de-Dôme. C’est là, sur les terres de la maison familiale, que la coutellerie Jean Dubost a vu le jour en 1920 et qu’elle tient encore fièrement sa place, à l’heure où tant de villages voient leurs lumières s’éteindre. À notre arrivée, Alexandre Dubost, directeur général et arrière-petit-fils du fondateur nous accueille chaleureusement. Épaulé par une soixantaine de collaborateurs, il veille sur cette maison avec engagement, à la fois comme héritier d’un savoir-faire et bâtisseur d’avenir.
Cent ans de tradition coutelière
L’histoire débute dans un hameau isolé des Bois Noirs, à Viscomtat, non loin de Thiers. Une terre rude, montagneuse, mais riche d’un patrimoine exceptionnel : celui de la coutellerie thiernoise. Depuis le Moyen Âge, les artisans de ce bassin façonnent des objets tranchants, profitant des rivières comme la Durolle pour actionner leurs meules. Ici, on a longtemps vécu entre la ferme et l’atelier, entre la terre et l’acier. C’est dans ce contexte que Pierre Dubost et Marcelle Colas-Pradel, tous deux issus de lignées de couteliers à domicile, décident, en 1920, de créer leur propre atelier. Comme beaucoup à l’époque, ils fabriquent des couteaux de métier destinés aux professionnels : offices, tranchelards, couperets… Une production modeste mais exigeante, où tout se fait à la main, souvent en complément du travail à la ferme : « C’était ça, la vie dans les montagnes : on cultivait, on élevait, et on fabriquait des couteaux pour gagner un peu plus. Mon arrière-grand-père montait les manches, ma grand-mère s’occupait de l’assemblage. L’atelier était en bas, la famille vivait à l’étage. », raconte Alexandre.
À cette époque, faute d’électricité au village, les lames doivent encore être émoutes à Thiers. Pierre descend alors à vélo jusqu’à la ville, les lames emballées dans des sacs de jute sur son porte-bagages. Ce n’est qu’en 1928, grâce à la construction d’une centrale hydroélectrique, que l’atelier est raccordé, permettant l’installation des premières machines. C’est une petite révolution pour le couple, qui peut augmenter les volumes et répondre à de nouvelles demandes. Dans les années 1930, une commande du BHV à Paris vient marquer un tournant : la marque Dubost-Colas-Pradel commence à se faire un nom.
Je crois que mon grand-père n’a jamais vu les choses en petit. Il avait une vraie vision industrielle, et une audace qui, aujourd’hui encore, nous inspire.
Alexandre DUBOST, DIRIGEANT DE LA COUTELLERIE JEAN DUBOST
Pendant la guerre, les temps sont durs. Si d’autres baissent les bras, Jean, le fils, ne renonce pas. Avec son frère Noël, il sillonne les routes, monte à Paris et décroche des commandes au Printemps et aux Galeries Lafayette. À la fin des années 1940, l’entreprise se diversifie : elle vend des poignards scouts et des couteaux monoblocs dotés de manches en bakélite, un matériau flambant neuf que l’on retrouve alors sur les téléphones noirs : « Je crois que mon grand-père n’a jamais vu les choses en petit. Il avait une vraie vision industrielle, et une audace qui, aujourd’hui encore, nous inspire. », partage Alexandre.
En 1961, fidèle à son esprit d’initiative, Jean innove une fois encore et bouscule les codes en lançant des couteaux aux manches colorés. L’année suivante, il traverse l’Atlantique pour aller vendre à New York et au Canada. À cette époque, l’usine de Viscomtat emploie alors une vingtaine de personnes. Mais cet essor se heurte à une réalité concrète : le village reste reculé, et les logements manquent. Jean et sa famille décident donc de faire construire deux maisons pour héberger leurs collaborateurs : « Mon grand-père avait compris que pour que l’atelier tourne, il fallait aussi que les gens puissent vivre dignement. »
Dans les années 70, l’entreprise franchit un nouveau cap avec la construction d’un bâtiment de 700 m² entièrement dédié à la production. C’est là qu’émergera notamment une collection emblématique, qui marquera les esprits : les couverts Laguiole de table. Ici, pas de pliant, mais une déclinaison pour les arts de la table, avec des manches en corne, en bubinga, en olivier, en ABS coloré. Un savant mélange de tradition et d’innovation, qui deviendra l’une des signatures fortes de la maison.
Chez nous, il y a des gestes qui se transmettent, des valeurs qui se cultivent. Et je crois que ça, les clients le sentent.
Alexandre DUBOST, DIRIGEANT DE LA COUTELLERIE JEAN DUBOST
À la disparition de Jean Dubost en 1989, son fils Philippe reprend les rênes, épaulé par son épouse Marlyse. Leur fils, Alexandre, commence alors à faire ses premiers pas dans l’entreprise, en participant aux salons professionnels. À la suite du décès de Marlyse en 1993, c’est à lui, représentant de la quatrième génération, que revient la direction. Il n’a pas trente ans, mais une conviction chevillée au corps : il faut continuer à faire grandir la maison, sans jamais trahir ses racines. Il relance l’export, affine les gammes, multiplie les innovations : « Mon grand-père m’avait transmis l’idée que la qualité n’est jamais un hasard. Chez nous, il y a des gestes qui se transmettent, des valeurs qui se cultivent. Et je crois que ça, les clients le sentent. »
En 2015, Alexandre rebaptise officiellement la société « Jean Dubost », en hommage à son grand-père mais aussi pour affirmer ce nom devenu marque à l’international. Aujourd’hui, Jean Dubost, c’est une collection riche de plus de 1 500 références, du couteau de cuisine au couvert de table, distribuée dans plus de soixante pays. Mais c’est toujours à Viscomtat que bat le cœur de l’entreprise. Les machines sont là, les mains aussi. Le polissage, l’assemblage, l’affûtage : tout est encore réalisé avec la même attention. « Je suis fier que l’on soit restés ici, parce que cette entreprise, c’est un peu l’âme du village. », résume Alexandre. Il se souvient de ses vacances passées à jouer au foot sur le « plateau » à côté de l’usine, des parties de pêche dans le ruisseau voisin, des jeux d’enfant entre les piles de coffrets en bois : « Je ressens encore l’odeur de ces coffrets, c’est ancré en moi. », confie-t-il.
Aujourd’hui, Alexandre et son épouse Séverine dirigent l’entreprise, épaulés par une équipe fidèle, qu’il décrit comme « un puzzle de talents ». Une histoire familiale, mais surtout une aventure humaine : « Ce n’est pas une suite de dirigeants. C’est une chaîne. Chacun apporte sa pierre, chacun transmet. C’est comme ça qu’on avance, qu’on reste debout, qu’on continue à fabriquer en France, à faire rayonner notre savoir-faire dans le monde. »
Un savoir-faire bien affûté
Dans les ateliers Jean Dubost, le couteau prend forme à travers une chorégraphie de gestes précis, presque rituels, transmis et affinés depuis plus de cent ans. « Ce couteau, il danse sur la bande, raconte Lydia, à l’atelier aiguisage. On le balance de gauche à droite, il effleure la bande comme une valse. » Cette image résume bien l’âme du lieu : un savant mélange de technique et de sensibilité, d’exigence et de fluidité, où chaque étape de fabrication est portée par des mains expertes et des yeux aguerris.
Tout commence avec l’acier, découpé dans les règles de l’art par un partenaire découpeur situé à cinq kilomètre de l’entreprise, puis durci par un traitement thermique à 1050 °C : « C’est cette étape qui donne la dureté, l’endurance de la lame. », explique Alexandre. À ce stade, le couteau est encore une promesse.
Vient alors l’émouture, une étape sensible qui consiste à préformer le tranchant : une pression trop forte, et la lame est affaiblie ; trop faible et elle ne coupera jamais correctement. « Il faut être à l’écoute de la matière, c’est elle qui dicte le tempo. », répète Alexandre. Suit le polissage, un moment clé. C’est là que Stéphane entre en scène : « J’ai commencé ici en 1999. Mon père y travaillait, j’y ai fait mes jobs d’été et puis je suis resté. Ce que j’aime, c’est voir le métier évoluer. Les machines changent, mais les gestes, eux, restent. » Le couteau prend peu à peu son allure avec une lame belle et douce, sans aspérité.
Il faut trouver la juste pression, le bon angle, et garder une régularité parfaite. C’est exigeant, mais gratifiant.
Lydia, SALARIÉE À l’ATELIER AIGUISAGE
Après le polissage vient l’aiguisage, une autre spécialité de l’atelier. Lisse ou microdenté, selon la gamme, le tranchant final est obtenu à la meule diamant. Une étape, elle aussi, encore réalisée à la main : « Il faut trouver la juste pression, le bon angle, et garder une régularité parfaite. C’est exigeant, mais gratifiant. », détaille Lydia. Et chez Jean Dubost, les mains comptent autant que les machines. Car si l’entreprise s’est modernisée — les ateliers sont équipés de technologies performantes, souvent issues du bassin thiernois — elle reste profondément attachée à la dimension artisanale de son métier.
Une fois la lame prête, elle est assemblée manuellement ou à l’aide de presses automatisées avec un manche adapté au modèle : bois, plastique recyclé, acrylique ou encore matières biosourcées. Les couteaux Laguiole, Le Thiers ou les collections maison prennent alors leur forme définitive. Chaque pièce est ensuite inspectée, parfois repolie, et envoyée à l’atelier lavage. « La dernière ligne avant la mise en coffret, souligne Gilles, le doyen de l’entreprise. On voit tout passer. Et s’il y a le moindre défaut, on le renvoie en arrière. »
Et quand une machine tombe en panne ou qu’un nouveau process doit être mis en place, ce sont Christian et Miguel, les deux “MacGyver” maison, qui se retroussent les manches : « Ce sont eux qui trouvent toujours des solutions, parfois avec trois bouts de ferraille et une idée bien placée. », sourit Alexandre. Derrière la rigueur industrielle se cache une ambiance humaine et chaleureuse, une entreprise où l’on se connaît, où la transmission est naturelle, presque instinctive. Beaucoup ont appris ici, sur le tas, au contact des anciens. « Ici, on est comme une famille. », nous confieront de nombreux salariés.
Ce contact avec les équipes, dans les ateliers comme dans les bureaux, c’est ce qui me porte.
Alexandre DUBOST, DIRIGEANT DE LA COUTELLERIE JEAN DUBOST
À l’autre bout de l’atelier, l’équipe logistique et magasin veille à la préparation des commandes, au contrôle qualité et aux délais tenus. Tout est fait pour que, dès l’ouverture, l’objet porte en lui la promesse d’un usage durable et élégant. « Je ne pourrais pas rester dans l’entreprise sans aller voir ce qui se passe au quotidien, confie Alexandre. Ce contact avec les équipes, dans les ateliers comme dans les bureaux, c’est ce qui me porte. » Car si l’entreprise est aujourd’hui présente dans plus de soixante pays, avec 45 % de clientèle à l’export, c’est avant tout grâce à ce savoir-faire unique et à cette atmosphère si singulière qui règne dans les ateliers.
Durable par nature, engagé par conviction
Chez Jean Dubost, l’innovation n’est pas seulement une affaire de technique ou de design. C’est aussi une éthique, une manière d’être au monde. Depuis son ancrage au cœur de la montagne thiernoise, l’entreprise a pris très tôt le virage de la responsabilité environnementale : « On vit ici, on fabrique ici. Il était évident pour nous que notre activité devait avoir l’impact le plus limité possible. », confie Alexandre. Premier coutelier à obtenir la certification PEFC en 2009, la maison s’engage depuis plus de quinze ans pour une gestion durable des forêts. Les manches en hêtre ou en chêne de certaines collections — dont la gamme 1920 — sont ainsi issus d’arbres replantés dans des cycles responsables, chaque pièce étant estampillée du label, comme une promesse gravée dans le bois.
Cet engagement environnemental va bien plus loin. En interne, rien ne se perd : les rebuts de l’atelier de plasturgie sont revalorisés pour donner naissance à la collection Vintage 80% mini. Une gamme éco-conçue, fabriquée à Viscomtat, où 80 % de la matière des manches provient directement de ces déchets retravaillés. Une économie circulaire en circuit court, maîtrisée de bout en bout : « C’est l’une de nos fiertés, parce que c’est du concret, c’est chez nous, avec nos propres flux. », souligne Alexandre. Dans le même esprit, la collection Sense, fruit d’une collaboration avec la start-up Le Pavé, pousse la démarche encore plus loin : les manches y sont fabriqués à partir de déchets plastiques collectés sur le territoire français et recyclés localement. L’objet, design et engagé, a même été sélectionné pour la Grande exposition du Fabriqué en France à l’Élysée, en juillet 2021.
En parallèle, 92 % des packagings sont aujourd’hui garantis sans plastique, imprimés à base d’encres végétales sur cartons recyclés. L’eau, ressource cruciale pour le polissage et le nettoyage, est intégrée dans un circuit fermé depuis 2014, permettant une réduction de 83 % de la consommation. Quant à l’énergie, l’entreprise mise sur la récupération de chaleur issue des machines pour chauffer une partie des bâtiments. Tous ces engagements lui ont valu la labellisation « Engagé RSE » de l’AFNOR, soulignant une politique sérieuse et suivie, portée par l’ensemble des équipes.
Ce qui nous caractérise, c’est l’agilité, le respect de l’humain, et l’amour de nos clients.
Alexandre DUBOST, DIRIGEANT DE LA COUTELLERIE JEAN DUBOST
En 2020, Jean Dubost a fêté ses 100 ans. « Ce n’est pas un objectif qu’on vise comme une ligne d’arrivée, sourit Alexandre. Mais quand on y est, on regarde derrière et on se dit : quelle aventure humaine. C’est une vraie fierté. Et on repart, sur les 105, les 110 et au-delà. » Dans cette entreprise familiale, la transmission ne se limite pas aux savoir-faire. Elle concerne aussi les valeurs, le sens donné à la production, et la capacité à se projeter : « Ce qui nous caractérise, c’est l’agilité, le respect de l’humain, et l’amour de nos clients. Qu’ils soient petits ou grands, on les traite avec la même attention. C’est une forme de sincérité. »
Sincérité dans les relations, durabilité dans les gestes, traçabilité des matériaux… Chez Jean Dubost, les engagements ne sont pas des slogans. Ils sont visibles, mesurables, incarnés. Chaque pièce est le reflet de cette volonté constante de bien faire, de fabriquer « Dubost », du vrai.