Au cœur de la vallée du Thérain, entre l’Oise et la Seine-Maritime, se trouvent un petit village et deux irréductibles. Passionnés par la conservation des savoir-faire ancestraux, les deux frères Alglave ont réalisé un pari osé en reprenant la manufacture de carrelages à l’ancienne de Saint-Samson-la-Poterie.
4000 m2 d’histoire, cela impressionne. Voici notre premier sentiment à notre arrivée devant les murs massifs en briques de la manufacture de Saint-Samson. Après quelques pas sous un porche, nous apercevons une multitude de carrelages de toutes sortes : petits, grands, bruts, colorés, émaillés… Je passe mon doigt sur l’une des étagères. Un dépôt d’argile le confirme : la terre sous toutes ses formes fait partie du décor. Et la main de l’homme est là pour la mettre en lumière. Bienvenue à la Manufacture des carrelages de Saint-Samson.
Si l’on se réfère au Petit Robert, on apprend qu’une manufacture est « un établissement industriel où la qualité de la main-d’œuvre est primordiale ». Ici pas de grosse équipe, pas de quart, ni de gros roulements. C’est une équipe de trois personnes qui travaille avec habileté et passion à faire naître des carreaux uniques. Plus que simplement à la tête d’une manufacture, les frères Alglave Guillaume et Thomas sont ici porteurs d’un acte citoyen : faire perdurer un savoir-faire ancestral.
L’amour du patrimoine dans les gènes
Nous sommes en 2008. Thomas est avocat en droit des affaires, Guillaume travaille dans un cabinet d’architecte. Comment deux frères promis à une belle carrière en arrivent-ils à tout plaquer pour une manufacture qui tourne au ralenti ? « Les chiens ne font pas des chats ! » s’exclame Thomas. Il nous explique alors que Gilles Alglave, leur papa, milite depuis 1976 au sein de l’association nationale Maisons paysannes de France. Il en est d’ailleurs aujourd’hui président. Sa spécialité ? Le conseil aux particuliers ou collectivités porteurs d’un projet de réhabilitation. Il travaille tout particulièrement à la reconnaissance des logiques constructives mettant en œuvre la terre crue. Régulièrement, il organise des stages d’initiation aux techniques anciennes, des visites découverte du patrimoine local ou des conférences mettant à profit son métier d’enseignant pour transmettre ses connaissances du bâti ancien. En 2008, c’est donc Gilles Alglave qui est à l’origine d’une visite de la Manufacture de carrelages à l’ancienne de Saint-Samson-la-Poterie. Visite à laquelle se joignent ses deux fils. Le constat est clair : il faut sauver la manufacture. Les deux frères sont sous le charme des lieux et du processus de transformation de ce produit brut : l’argile. Ainsi commence l’aventure.
La céramique dans l’Oise – Tradition de la terre & du feu
L’activité liée à la céramique est bien connue dans l’Oise depuis le XIIIe siècle. Le département est le plus gros fabricant français de céramique, notamment des creusets de fusion pour le verre. Au cœur de la vallée du Thérain, le village de Saint-Samson-la-Poterie a compté à sa belle époque jusqu’à 23 ateliers de poterie. Objets utilitaires, carrelages et œuvres d’art, les productions sont variées. La Manufacture date de 1836, mais il semblerait qu’à cet endroit existait déjà en 1775 une petite fabrique de tuiles et de briques. À la tête de l’usine, trois générations se succèdent de 1836 à 1975. Lors de la visite en 2008, l’usine tourne au ralenti autour d’un produit unique : le carreau en terre cuite. Des parties de l’usine sont complètement laissées à l’abandon. Il en fallait peu pour que sonne la fin de l’histoire.
L’ancien, c’est l’avenir, ça ne décote pas, ça prend de la valeur !
Thomas Alglave, cogérant de la manufacture de carrelages de Saint-Samson
« Vous êtes complètement fous ! » Les frères Alglave essuient le refus de toutes les banques consultées alors. Convaincus du bien-fondé de leur coup de cœur et de l’importance du sauvetage à mener, Guillaume et Thomas contractent un crédit vendeur auprès du propriétaire. En 2008, ils n’en sont pas à leur première expérience de société commune. Ils avaient en effet fondé ensemble un cabinet d’expertise immobilière. Mais l’administratif, la vie de bureau et le costard ne leur vont pas. Travaux, mécanique, entretien… Les frères ont en revanche toujours été habiles de leurs dix doigts. Ultramotivés, ils se forment sur le tas auprès des salariés de la Manufacture lors de la reprise. Un savoir-faire précieux transmis quasiment de génération en génération et de la main à la main. Mieux que l’investissement en bourse, les deux frères optent pour l’ancien. Thomas me glisse d’ailleurs avec un clin d’œil : « L’ancien, c’est l’avenir, ça ne décote pas, ça prend de la valeur ! »
La terre, le feu et la main de l’homme
« Ce qui nous plaît ici, c’est de faire travailler l’intelligence de la main. » Passionnés, les frères Alglave ? Oui, et pas avares de leur temps. De l’assemblage des argiles à la cuisson, ils ne sont désormais plus que trois : Guillaume, Thomas et Ludovic. « Nous sommes une équipe extrêmement soudée, me dit Thomas. On est sociables, mais on est un peu des loups solitaires. » Chacun participe à la production, tout en étant dévolu à son geste favori. Le remplissage du four est assuré avec brio par Ludovic, tandis que Thomas est le pro de l’émaillage. Guillaume, de son côté, gère la rénovation des bâtiments.
Ici, il n’y a pas vraiment d’économie d’échelle. Nous utilisons autant d’énergie à produire un mètre carré que 100.
Thomas Alglave, cogérant de la manufacture de carrelages de Saint-Samson
En 2019, pour assurer l’avenir de la Manufacture, toute la chaîne de distribution a été repensée. Terminé les centrales d’achats qui cassent les prix. Les frères Alglave sont passés à de la vente directe exclusivement. Ce qui ne les empêche pas de vendre leurs produits en France, en Europe et à l’international. Pour eux, la résistance s’accompagne de bon sens : « Ici, il n’y a pas vraiment d’économie d’échelle. Nous utilisons autant d’énergie à produire un mètre carré que 100. » Alors, chacun dispose du même traitement quant au prix : du simple particulier au grand designer. Pour sortir du monoproduit, les deux frères développent des recherches dans la terre cuite émaillée et dans l’enduit de terre. Aujourd’hui, ils remettent d’ailleurs sur le devant de la scène dix coloris d’argile ainsi que de l’isolant élaboré à partir d’argile et de chanvre.
La perfection de l’imperfection
Saint-Samson-la Poterie est un village situé sur ce que l’on appelle la « boutonnière » du Pays de Bray. Une sorte d’ouverture de la terre due à l’érosion qui révèle des roches plus anciennes. Guillaume et Thomas assemblent les mélanges d’argiles pour créer textures et couleurs. « Nous, glisse Thomas, on aime la perfection de l’imperfection. On ne triche pas, c’est la nature qui fait ses choix. On essaie de guider, mais c’est toujours la nature qui a le dernier mot. »
Après le concassage et le malaxage de l’argile, dans une machine où la poussière d’argile s’ébroue en un nuage épais, Thomas effectue avec nous la découpe en galettes des pains d’argile. Le pressage se fait pièce par pièce grâce à des presses à bras qui ont l’âge de l’usine. Comme autant de petits fromages précieux, les galettes sècheront ensuite pendant 2 semaines avant la cuisson. C’est au-dessus des fours du rez-de-chaussée que sont placés les séchoirs ; la chaleur lourde du four en refroidissement contribuant à accélérer le processus.
Pour la dernière étape de la fabrication du carrelage, nous retrouvons Ludovic devant le four. Nous faisons alors face à un four massif, de 5 mètres par 10 déjà bien rempli par 50 tonnes de carrelage. Les précieux sont organisés en 10 bancs, qui ressemblent plutôt à des étagères en brique réfractaire. Trois mois de travail sont stockés ici, pour la dernière étape et non des moindres : une cuisson à 1200 degrés. Bien rangés comme dans une bibliothèque, les carrelages seront bientôt témoins de leur histoire dans une cuisine de particulier, une salle de bains de villa balnéaire, ou au sol d’un cloître d’abbaye.
Lorsque l’on demande s’il faut suivre un déroulé précis niveau timing, Thomas sourit : « Il n’y a pas de planning. Le planning, c’est la matière. » À la Manufacture de Saint-Samson, on vit avec la matière. À la manière de producteurs de vin ou de fromage, les deux frères assemblent, surveillent, et sont à l’écoute de la terre comme pour un affinage.
Travailler avec passion des matériaux empruntés
« J’aime dire que nous travaillons des matériaux empruntés, nous confie Thomas, car l’argile crue, nous l’empruntons aux générations futures. » Bien sûr, cette référence nous touche. Aujourd’hui, c’est davantage la confiscation des ressources qui est de mise. On extrait, on s’octroie, et c’est définitif. À la Manufacture de Saint-Samson, nous comprenons qu’il peut en être autrement. Tout ce qui se fabrique ici peut être recyclé. L’argile qui compose les carrelages est issue de la sédimentation de la roche primaire, extraite de la « boutonnière » du Pays de Bray, mais recyclable à l’infini. C’est un matériau bien plus évolué qu’on ne le croit. « Le matériau terre est incroyable, ajoute Guillaume. Pour preuve, depuis toujours, on construit en terre. » C’est à la fois bénéfique pour l’hydrométrie, l’aération et la respiration de nos habitations. Finalement, en carrelage ou en enduit, équiper sa maison en argile est un acte militant. Guillaume et Thomas en sont convaincus : nous pouvons concevoir un avenir avec les matériaux anciens. Résistons, et arrêtons de puiser dans les réserves.
Il est essentiel de regarder vers l’avenir pour garder la flamme.
Thomas Alglave, cogérant de la manufacture de carrelages de Saint-Samson
Aujourd’hui, les carrelages de Saint-Samson font partie de l’histoire. C’est une pépite, une adresse, une référence que l’on se partage de génération en génération. Depuis 2008, la Manufacture est labellisée Entreprise du patrimoine vivant. Les deux frères sont fiers d’être allés chercher cette reconnaissance. Ce label valorise un savoir-faire ancestral et une excellence artisanale.
La Manufacture de carrelages à l’ancienne de Saint-Samson-la-Poterie est ouverte à la visite toute l’année. Cela contribue d’ailleurs à la faire vivre. Le nouveau showroom réalisé en terre coulée est un bel exemple des possibilités qu’offre la matière. Et les deux frères Alglave ont de jolis projets pour le lieu au-delà de sa fonction première de manufacture. Atelier d’artistes en résidence, salle de concert, lieu d’accueil de séminaires ou estaminet où l’on pourrait se restaurer, les projets foisonnent et les envies ne manquent pas. Guillaume et Thomas le confirment : « Il est essentiel de regarder vers l’avenir pour garder la flamme ». Une étincelle indispensable pour que perdure ce lieu historique.
Un reportage à retrouver en intégralité dans Bobine n°2 – Résistance.