Au mot « déclin », ils opposent « avenir ». Si les villages ont perdu la majorité de leurs commerces, parfois tous, des gérants s’arment de leur passion pour maintenir des lieux de vie et de rencontres, quitte à perdre de l’argent. Reportage sur les routes sarthoises.
« Je travaille 6 jours sur 6. » Et les dimanches, Katia Rocher part faire des extras à des repas ou des lotos. Son sourire vous saisit dès que vous entrez au Jesthia, bar-restaurant-épicerie du nom contracté de ses deux filles. Ce bistrot de Courdemanche, à 45 minutes au sud-est du Mans (Sarthe), dans son jus, vous séduit d’entrée. On s’y sent comme à la maison. Et dans le rôle de la maman, la volubile Katia, cheveux attachés, tenue impeccable, est au four et au moulin. « Je fais mes 10 000 pas par jour sans problème », rigole-t-elle. Ses talons tournent dans tous les sens, mais elle prend le temps de discuter avec chacun. Un savant mélange de rigueur dans le travail et de plaisir sans limite. Elle n’est pas la dernière pour trinquer. Souvent avec son rhum arrangé maison. « La recette dit qu’il faut un litre, j’en mets trois ! Et sans sucre. Certains hommes en réclament car ils n’arrivent pas à le boire », s’amuse-t-elle en tordant les codes du patriarcat. Celle que l’on surnomme « le pilier de Courdemanche » n’est pourtant pas propriétaire des murs. « Je suis salariée. L’avantage, c’est que je couche avec le propriétaire, c’est mon mari ! »
Le Jesthia
Au comptoir, des tapettes à mouches, des habitués et des gens de passage. « C’est 60-40. » La belle pierre de tuffeau de Courdemanche attire le chaland. Mais l’on y vient surtout pour l’attachante patronne. Comme Jacques. Depuis quinze ans, il sirote son whisky-eau glacée quotidiennement. Inutile de prendre la commande, elle est déjà sur la table. De ses vacances en Crète, il a ramené des cadeaux olé-olé à Katia. « Je n’ai jamais vu un bar avec une telle convivialité, il faut que vous l’écriviez dans votre article ! » Et le voilà reparti, sa femme l’attend de pied ferme.
Les apparences trompent. L’infatigable Katia combat une maladie musculaire. Ses quelques malaises ne freinent pas son élan. Elle reçoit comme à la maison, arrange tout le monde et ne ferme jamais. Elle communique même sur Facebook, avec l’aide de ses filles : « Le site m’amène un monde fou, même des Suisses sont venus pour manger mon assiette sarthoise revisitée ».
En 17 ans de commerce, j’ai vu une génération âgée habituée à consommer à l’épicerie et au bar disparaître. Et quand ces gens décèdent…
Katia ROCHER, GÉrante du Jesthia
La vie de ce café de campagne trompe d’autres apparences. D’abord, le dépeuplement. « Le travail est en ville, point », tranche un client. Si Courdemanche et ses 600 âmes s’en sortent bien — le bourg a conservé une pharmacie, un cabinet médical et une boulangerie —, Simone, 94 ans, venue au Jesthia commander un repas de fête, nous ramène à la réalité des campagnes avec son regard malicieux. « Nous étions plus de 1 000 habitants quand j’allais à l’école », regrette-t-elle.
Moins de clients, ce sont des bars qui ferment et des prix qui augmentent. Un cercle vicieux. En 60 ans, la France est passée de 200 000 licences IV à environ 40 000 aujourd’hui, rapporte la Mission ruralité1. Chez Katia, un client fidèle nous confie qu’il est célibataire, comme plusieurs ouvriers agricoles du coin ; le bar reste l’occasion de briser la solitude. Le comble, c’est qu’on y est de plus en plus seul. « En 17 ans de commerce, j’ai vu une génération âgée habituée à consommer à l’épicerie et au bar disparaître. Et quand ces gens décèdent… »
Le P’tit Marconnais
L’autre réalité du déclin, conséquence du dépeuplement, c’est que le commerce rapporte peu. « Je ne fais pas ça pour l’argent, avance Katia Rocher. Il faut regarder le taux horaire. Je suis salariée, mais en réalité, je ne prends jamais de congés. » Même constat à Marçon, à 18 kilomètres de là. Arrivé en septembre 2020 à la tête du P’tit Marçonnais, Patrick Duchesne ne se verse que 4 € de l’heure : « Heureusement, j’ai fait ma carrière avant. Si j’ai investi, c’est pour transmettre. Mais si j’avais su il y a 10 ans… »
Sans le tabac, on ne peut pas vivre. Hélas, les gens ne consomment pas autre chose quand ils achètent un paquet ou déposent un colis.
Patrick Duchesne, Gérant du P’tit Marçonnais
Pas le choix : Patrick propose une multitude de services allant du retrait d’espèces au Relais colis en passant par les photocopies. Son gendre a aussi commencé la vente de pizzas à côté. « Ça démarre bien. » Mais c’est pour le tabac que l’on pousse le plus sa porte. « Sans le tabac, on ne peut pas vivre. Hélas, les gens ne consomment pas autre chose quand ils achètent un paquet ou déposent un colis. » Toutes ces activités prennent du temps, mais elles rapportent peu : 80 € par mois pour le Relais colis. Pourtant, elles deviennent essentielles quand les services publics disparaissent peu à peu des campagnes.
Heureusement, Patrick peut compter sur la base nautique et le camping situés aux abords du village d’un millier d’habitants ; de quoi lui assurer du passage de mai jusqu’à septembre. « Il n’y aurait pas le lac, ça ferait bien longtemps que le bar serait devenu un appart’. » Avec « Babar », adossé au comptoir, ils se réjouissent malgré tout de voir du monde en terrasse le dimanche soir. Mais en hiver, il faut innover : des soirées à thème, des concours de cartes, etc. « Avant, y’avait le foot et de sacrées soirées », regrette le cantonnier en repartant travailler.
Derrière ce ton nostalgique et un brin défaitiste, Patrick le gérant n’en reste pas moins optimiste pour l’avenir. La ruralité, il y croit. « Les beaux jours des grandes surfaces sont passés, assure celui qui est né à 2 kilomètres de son bar. Je crois au repeuplement des campagnes. Les gens reviendront aux épiceries ; pas de voiture pour faire de petites courses. »
Lendemain de crise
En parlant d’épicerie, celle de Katia ne fait pas le plein. « Les produits ne devraient pas être plus chers ici ! » peste la locataire de la mairie. Elle dépend des règles de la centrale d’achats. Ses produits de dépannage, avec les plats à emporter, ont d’ailleurs bien aidé pendant la crise sanitaire. Une crise dont le commerce se remet tout juste. « Je devenais cinglée. J’en faisais des cauchemars, c’était invivable. Heureusement, le village a été solidaire », se souvient-elle.
Le Café des Halles
La crise sanitaire a aussi laissé des traces à René (380 habitants), dans le nord de la Sarthe. Son unique commerce, le Café des Halles, un bar-épicerie, a été repris par un ancien fonctionnaire un mois avant l’arrivée du virus. Alain Leboulenger, lunettes sur le bout du nez, un peu caractériel, n’en reste pas moins le sauveur d’un lieu fermé pendant plus d’un an. Deux voire trois dans certaines mémoires, c’est dire si le temps fut long sans un seul lieu de convivialité… Une fois le café enfilé, la mémoire de l’ancien maire Claude Maupay ne flanche pas. Il se souvient : « René a compté jusqu’à cinq ou six cafés. Dans les hameaux, des gens ouvraient directement leur maison. C’étaient des cafés non déclarés ». Aujourd’hui, le dernier commerce vivote. Alain n’a que des habitués à servir. Il ne se tire pas de salaire tous les mois. Déjà en 2021, il n’a pas joint les deux bouts pendant neuf mois. Pour tenir, la communauté de communes lui a fait grâce de plusieurs loyers.
Le Décontract’thé
Le contexte peu encourageant n’a pas empêché les créations et reprises de commerce, mais, comme dirait Alain, « se lancer ça va, c’est se maintenir qui est difficile. C’est risqué partout ». Ce n’est pas Lucie Hertereau qui dira le contraire. Nous faisons sa rencontre en remontant vers Le Mans, à Saint-Mars-d’Outillé (2 400 habitants). Lassée de 21 années dans la grande distribution, elle y a lancé le Décontract’thé en septembre 2021. Un bar à vin, à bière et une épicerie de produits locaux. « J’ai choisi cet endroit, car j’étais déjà investie dans la commune. J’étais en contact avec le maire. Et en ville, il y a trop de charges. L’activité démarre doucement, c’est difficile pour la trésorerie, car le passe sanitaire a fragilisé les premiers mois. »
Associations et élus en soutien
Dans l’esprit de plusieurs gérants, le maire ne laisse pas toujours un aussi bon souvenir qu’à Lucie. Certains regrettent que de précédents édiles n’en aient pas fait assez pour le commerce, d’autres se souviennent de hausses brutales de loyer. Aujourd’hui, les élus ont le soutien d’associations pour dynamiser leur commune. René est un bon exemple.
Dans la stupeur du printemps 2020, Alain a pu aussi compter sur le soutien de l’association Bouge ton coq, laquelle œuvre pour la ruralité grâce au mécénat. Charlotte Girod, coordinatrice dans le Pays de la Loire et habitante du village, a travaillé sur l’opération C’est ma tournée. Elle s’y replonge : « Les aides de l’État étaient lentes à arriver, nous avons débloqué en urgence 1 500 € à 200 petits commerçants ou artisans. » Aujourd’hui, l’association pallie la désertification commerciale en aidant à l’installation d’épiceries participatives, en partenariat avec Mon épi, quand le maire est demandeur. Le principe ? 1 200 € au départ pour acheter du matériel et un accompagnement. « Les habitants bénévoles se relaient. Il n’y a pas de marge, pas de salaire. Les produits secs sont achetés en gros à une centrale ; les produits frais sont locaux. » Une centaine d’épiceries ont déjà ouvert en France. Des lieux de vie essentiels, un secours utile.
Autre initiative, plus connue : l’opération 1000 cafés, lancée par le groupe SOS. En Sarthe, Christel et François Sauvage ont démarré l’expérience le 18 mai dernier à Ancinnes, sur la route du Perche. Plus de 900 habitants — sans compter les alentours — étaient dépourvus de bar-restaurant-épicerie depuis des années. Le couple d’origine parisienne, la mairie et l’association ont travaillé de concert pour aboutir à l’ouverture. Bien que deux salaires soient nécessaires, Christel et François se sentent légers : « Nous n’avons pas eu à investir de capital au départ, c’est confortable. Nous remboursons un prêt. Les débuts sont satisfaisants, et puis c’est déjà superbe d’être ici, dans ce cadre ».
Dans la même veine apparaissent des Comptoirs de campagne. La start-up lyonnaise a motivé une douzaine d’installations dans le Centre-Est. D’autres sont à venir. Ces franchises de commerces multiservices proposent par endroits aussi bien le pain que le pressing. Sans oublier le bistrot. S’il vous plaît.
La revitalisation des villages n’est pas qu’une affaire de volonté, certes. Mais des volontés, preuve s’il en faut, ce n’est pas ce qui manque. C’est aussi un engagement pris par l’État après la remise du rapport de la Mission ruralité1 en 2019. Voyons le verre à moitié plein : avec un village français sur deux sans commerce du quotidien ni débit de boisson, il ne reste que la moitié du chemin à parcourir.
1Mission ruralité : mission commandée par le ministère de la Cohésion des territoires en 2019. Le rapport parlementaire établi avec l’Association des maires ruraux de France a formulé 200 propositions pour revitaliser les campagnes ; 181 ont été retenues. Elles composent l’Agenda rural du gouvernement.
Un reportage à retrouver dans Bobine – Résistance.