Il y a des accidents de la vie qui brisent, et d’autres qui révèlent. Celui qu’a connu Arnaud Trentesaux, ébéniste passionné, l’a détourné des meubles anciens pour l’amener vers de nouveaux sommets. En 2016, il délaisse les dorures pour le grain brut du frêne et du noyer, et fonde AT Skis : une fabrique de skis en bois, taillés pour la glisse. Une histoire de passion et de résilience, portée par l’amour de la montagne et du savoir-faire artisanal, au cœur du Pays de Gex.
Nous voilà dans le Pays de Gex, sur des routes bordées de forêts, où le Jura dévoile ses pentes douces et ses stations confidentielles. Ici, le ski est resté une affaire de locaux, d’habitués, de mordus. Au début de la vallée, quelques hangars discrets longent le chemin. Rien ne laisse deviner l’exception, et pourtant, c’est là qu’Arnaud a installé son atelier : AT Skis. Dès l’entrée, l’odeur du bois vous enveloppe, mêlée à celle plus subtile de la colle chaude et de l’air pur de la montagne. En France, ils sont rares à fabriquer des skis en bois, encore moins à le faire comme ici, avec passion, précision et cette belle énergie familiale. Arnaud nous accueille le sourire franc, prêt à raconter ce qui se joue derrière chaque paire façonnée à la main.
L’art de se relever
Quand il parle de son parcours, Arnaud ne se raconte pas en ligne droite. À quatorze ans, il décroche de l’école avec fracas : « Mes parents se sont tirés des balles. », se souvient-il dans un sourire qui n’efface pas tout à fait le tumulte de l’époque. Pour ce fils du Nord, l’avenir ne passera ni par les bancs, ni par les devoirs du soir. Lui, ce qu’il veut, c’est faire. Pas apprendre, mais comprendre avec les mains. Une année de découverte l’embarque dans un tour d’horizon manuel : soudure, électricité, mécanique… Mais c’est le bois qui l’attrape. Peut-être parce qu’il y a là une matière vivante, exigeante, pleine de lenteur et de précision.
CAP menuiserie, puis l’ébénisterie à l’école Saint-Luc de Tournai, en Belgique. Il y reste cinq ans, parfois redoublant, « peut-être parce que j’étais trop bien à l’atelier. », dit-il. Il se passionne pour les meubles anciens, les lignes, les proportions, la beauté d’un détail invisible au premier regard. Il reproduit des pièces du 18e siècle, croque des profils au Louvre. Il trouve là une forme de rigueur qui lui va. Loin des salles de classe, il a enfin trouvé sa voie.
Il travaille ensuite à Paris dans la restauration de mobilier ancien. Deux entreprises, puis un licenciement économique. Il cherche ailleurs, tombe sur une annonce en Suisse. À Rolle, un atelier d’ébénisterie cherche un profil comme le sien, formé à Saint-Luc justement. Il est embauché immédiatement. Il y restera dix-huit ans. Dix-huit années de pratique du bois à haut niveau, en étant frontalier. Dix-huit années aussi de vie de famille, avec les montagnes à portée de regard, le Léman tout proche, et des enfants qui apprennent à skier à la Faucille, dans les Montagnes du Jura.
Et puis l’accident. Une moto, une route, un jour qui bascule. Arnaud se retrouve en convalescence, le corps à l’arrêt, la tête pleine de questions. Que faire ? Comment rebondir ? C’est un ami moniteur de ski qui lui lance l’idée un peu folle : « Pourquoi tu ne ferais pas un ski en bois ? Toi qui aimes le bois, et le ski aussi… » Sur le moment, c’est presque une boutade. Mais l’idée s’installe. Arnaud a du temps. Il fouille, il regarde des vidéos, il explore des tutos. Il apprend tout, seul, dans ce temps suspendu.
Ce sera le début de l’aventure AT Skis. Un retour à l’atelier, à la matière, au bois, mais avec une toute autre approche. Il dessine ses propres formes, invente ses gabarits, teste des pressions, des vernis, des essences de bois. Petit à petit, les planches prennent vie. Et avec elles, lui aussi : « C’est dans l’atelier que je me sens à ma place, pas devant un écran d’ordinateur. », dit-il, en tenant un ski brut dans les mains, comme un meuble en devenir.
Arnaud n’est pas seul dans cette aventure. Anne, sa femme, gère l’autre moitié de l’iceberg, notamment la partie administrative : « Je ne pourrais pas faire ce que je fais sans elle. », reconnaît-il. Et désormais, ce sont aussi leurs trois enfants Claire, Antoine et Alexia qui gravitent autour de l’atelier : « Il y a toujours quelque chose à faire. On ne fait pas que fabriquer des skis, il faut les tester, et puis les vendre. » Le travail en famille se fait naturellement, toujours dans le partage et la passion.
Fait main, avec passion
Il faut le voir travailler, Arnaud. Penché sur la matière, concentré sur chaque geste, il parle peu, mais ses mains, elles, en disent long. Les skis naissent ici, dans son atelier jurassien, où les copeaux s’entassent au sol, et où l’odeur du bois mouillé se mêle à celle de la résine naturelle. Rien de clinquant. Une presse manuelle, quelques machines bien placées. « Là, c’est artisanal ! », s’exclame-t-il, presque en s’excusant. Mais dans le regard d’Arnaud, une lueur : celle de la précision et d’une joyeuse exigence.
Tout commence par le noyau, découpé dans du frêne du massif jurassien sélectionné avec soin, une essence à la fois nerveuse et stable. Mais ce n’est qu’un début : il faut préparer la semelle, les carres, les plaquages, travailler la fibre, encoller, presser, sécher. Et surtout : préformer. « On ne peut pas le cintrer comme ça, il faut le comprendre d’abord, le préparer. », explique Arnaud. Chaque ski est un équilibre à trouver, un dosage subtil entre souplesse et rigidité, entre précision sous le pied et liberté en spatule. Un ski, ça se sculpte autant que ça se pense. Devant, la courbe doit être longue, progressive. Derrière, plus resserrée. « Travailler à la main, c’est aussi accepter de reprendre, corriger, ajuster. », affirme-t-il. Le ton est tranquille, mais ferme : ici, on maîtrise.
Le premier ski qu’il a apporté à son ami moniteur, il s’en souvient bien. Trop raide, « Une barre à mine ! », il en sourit aujourd’hui. Depuis, sept prototypes ont suivi pour mettre au point « Les Asters », son modèle piste. Sept allers-retours entre atelier et neige, ajustés selon les sensations des testeurs. Des amis, des pros, des passionnés, tous présents pour affiner les moindres détails. Et Arnaud les écoute, note chaque retour, chaque impression de virage, chaque petit défaut perçu dans la sortie de courbe : « C’est là qu’on a compris qu’il fallait assouplir l’arrière. Alors on a modifié le noyau, et à la fin, c’était bon. »
Cette attention, cette patience, elle se retrouve dans le choix des matériaux : fibre de lin européenne à la place de la fibre de verre « il n’y a pas plus propre », huiles végétales pour la finition, bois issu de chantiers ou de forêts gérées durablement. Et parfois même, un arbre du jardin d’un client ! Chaque essence a son grain, son histoire, et Arnaud connaît la provenance de chacune.
Le résultat ? Des skis vivants qui sifflent différemment dans la neige par rapport aux skis « classiques ». Des skis également doux pour les articulations : « Et à la fin de la journée, mes genoux ne sont même pas fatigués. », dira un testeur. D’autres les comparent à des objets d’art et les exposent dans leur salon. Il y a cette magie du bois, mais aussi ce que l’on ne voit pas : la régularité de la courbure, la tenue dans le temps, l’équilibre.
Cette aventure est aussi une revanche : « J’étais nul à l’école, et aujourd’hui je m’en sors avec mes mains. Je suis dyslexique, et longtemps je ne comprenais pas pourquoi je galérais. Mais il ne faut pas avoir honte. Il y a toujours un chemin, il suffit de trouver le sien. Ça, c’est ma fierté. » Celle aussi de son frère, qui un jour lui a dit ces mots qui ont tout changé : tu t’en sors super bien. « Rien que de le dire, ça m’émeut. », dit-il avec la voix qui tremble. Et demain ? Continuer. Agrandir un peu l’atelier pour mieux s’y retrouver, prendre un peu plus de temps pour souffler, aussi. Et surtout, continuer à faire vivre cette petite entreprise de skis pas comme les autres.
Ce que l’école n’a pas su lui offrir, Arnaud l’a trouvé dans le bois, la liberté, et l’élan du faire. Son accident n’a pas freiné son chemin : il l’a réorienté. Et dans chaque paire de skis qui sort de l’atelier, on devine un peu de ce parcours cabossé, résilient et profondément humain. Des planches de bois aux planches de glisse, il n’aura fallu qu’un pas, ou plutôt une chute, pour qu’Arnaud redessine son métier, et avec lui, sa vie.